Dix années le soleil jaune avait brillé sur le pays de Fuinör.

Dix années de rêve le bleu du ciel s’était reflété dans l’océan, dont déferlaient les vagues sur des plages aux sables dorés. Dix années d’espoir le cœur des forêts avait été marqué d’un vert profond. Dix années d’amour, au château du roi, le teint des gentes dames s’était orné de rose.

Dix années de haine le sang des blessés avait coulé rouge vif.

Lorsque parut la dernière aube de la décennie, l’enchanteur arriva au seuil de la contrée du miroir.

 

Il avait quitté son domaine forestier depuis de longues journées pour accomplir ce pèlerinage à la nature, au miroir, comme il le faisait tous les dix ans, chaque fois que changeait le soleil.

D’ordinaire, s’il lui arrivait de parcourir Fuinör, l’enchanteur adoptait la forme que lui dictaient les circonstances : bouffon, guerrier ou simple voyageur. Parfois il prenait l’apparence d’un animal sauvage et partageait la vie de ses frères d’un jour, sans plus se soucier des créatures humaines.

Il avait même revêtu, en quelques occasions, l’aspect d’une femme à peine voilée dont la danse attirait les chevaliers imprudents en des lieux connus de lui seul, pour des desseins qui étaient siens. Mais comme on n’avait jamais revu les malheureux, on les avait supposés entraînés tout droit dans la contrée de la mort.

Ainsi naissaient les légendes ; l’enchanteur se plaisait souvent à en créer de nouvelles, ne se lassant pas d’attiser l’imagination et la crédulité des hommes.

Il lui était donc permis de voyager sans que nul pût supposer sa véritable nature ; mais pour le pèlerinage il ne s’accordait jamais pareille facilité. Ce jour tous les masques devaient tomber, ne laissant plus en étroite communion que la terre, le soleil, le miroir et lui.

L’enchanteur avait cheminé sous sa forme réelle, ou du moins celle qu’il chérissait le plus, ainsi qu’il était apparu sur Fuinör le jour de la création : noble vieillard à la barbe blanche, vêtu d’une longue robe de soie immaculée. Peut-être aimait-il cette apparence entre toutes car elle restait inchangée, quelle que fût la couleur du soleil...

Traversant la contrée des semailles, depuis la lisière de la forêt, il avait marché sur un sol durci par le froid, peinant à chaque pas malgré le bâton noueux dont il s’aidait. C’était la saison des neiges, la plus dure, la plus meurtrière. Chaque année des tempêtes faisaient des ravages parmi les serfs qui peuplaient la contrée.

L’enchanteur ne pouvait pas mourir, bien sûr, mais lorsqu’il en décidait ainsi il connaissait la souffrance. Le pèlerinage était pour lui l’occasion de vivre une expérience purement humaine.

Lorsque venait la nuit, il allait frapper à la porte d’une cabane de serfs, ces maisons de bois et de terre séchée, semblant prêtes à s’effondrer au moindre souffle de vent. Là il demandait une hospitalité qu’on lui accordait bien volontiers, car telle était la coutume et telle était la loi. Et si d’aventure on s’enquérait de qui il était, d’où il venait, il ne répondait pas.

 

La contrée du miroir était le centre du monde, cela chacun le savait, mais tous ne s’accordaient pas pour en donner la raison. Certains, les serfs et les soldats principalement, disaient que c’était à cause du château qui y dressait les murailles abritant le roi, la reine et la cour. Ceux-là n’avaient jamais assisté au changement de soleil, n’avaient même jamais vu le miroir. Leur vie reposait entre les mains du souverain et ils n’imaginaient pas qu’un pouvoir supérieur au sien pût exister.

Les nobles, eux, savaient ce qui se produisait là : ils y avaient vu resurgir la vie et songeaient que l’Univers ne pouvait prendre sa source en un autre lieu.

Quelques vieillards racontaient encore que le miroir était un passage menant directement au pays des fées, mais plus personne ne les écoutait.

L’enchanteur était un cas unique  – à moins que l’on ne considérât les fées elles-mêmes, et qui pouvait dire ce que pensaient les fées ? Il savait que la contrée du miroir était le centre du monde car il était le seul à en posséder une carte, qu’il avait dessinée durant les toutes premières années de son existence, la toute première décennie du soleil pourpre.

 

Le miroir était bordé de roseaux, de hautes herbes et de broussailles. Il était difficile de savoir où finissait la terre ferme et où commençaient les eaux de ce grand lac, parfaitement circulaire, dont la surface sans ride réfléchissait l’image du monde  – prouvant ainsi que son nom n’était pas le simple fruit d’une illusion d’optique colportée par les ménestrels.

Jadis, certains chevaliers trop aventureux s’étaient avancés sur ses berges, pour mieux contempler la renaissance des couleurs ; leurs chevaux avaient perdu pied et le poids de leurs armures les avait entraînés au fond des eaux tranquilles. Depuis, chacun restait à bonne distance du miroir, le respectant comme une force naturelle, pouvant aussi bien donner la vie que la reprendre.

L’enchanteur n’avait cure de ces précautions : le miroir était son ami ; après le sol enneigé, la surface de l’eau était comme un tapis soyeux sous ses pas.

 

Lorsqu’il parvint au centre du lac, le soleil était presque à son zénith. Le changement était pour bientôt. L’heure revenait pour les héros de tirer leur épée face à la mer.

L’enchanteur leva les bras vers le ciel en une invocation muette. Son regard plongea au cœur de l’astre jaune. Maintenant !

De tous les pointes de l’horizon naquirent des milliers de rayons lumineux, voilant presque le firmament ; ils convergèrent vers le soleil et l’atteignirent au même instant, pour s’y engloutir. L’astre parut frémir. L’espace d’une pensée, la couleur qui allait être sienne s’y refléta, puis le jaune reprit ses droits. Toute la lumière sembla se focaliser en un seul rayon gigantesque qui fusa à la verticale, venant frapper la surface du miroir et nimber l’enchanteur d’une aura éclatante.

Une fois encore les héros s’étaient unis pour que vive le monde.

Les eaux du lac entrèrent en ébullition, comme si une lutte gigantesque se jouait en leur sein. L’enchanteur riait, empli d’une joie qu’aucune autre ne pouvait égaler ; il riait, tel l’enfant que faisait de lui la nature, chaque fois que le soleil plongeait au fond du miroir pour en rejaillir transformé.

Il y eut une vague, une seule formidable vague, non pas d’eau mais de lumière, qui prit son essor au centre du lac et fila vers le ciel, voulant recouvrir l’Univers entier de son spectre nouveau-né. Et tout changeait sur son passage, du plus minuscule brin d’herbe au doyen des grands chênes, du visage des serfs à celui, convulsé, de la reine prête à enfanter, tout !

Lorsque la vague s’apaisa, le monde était toujours le même et pourtant chaque être, chaque chose, avait subi la métamorphose. La neige fondait ; une nouvelle saison des fleurs pouvait commencer.

Dix années le soleil vert brillerait sur le pays de Fuinör.

Dix années de rêve l’indigo du ciel se refléterait dans l’océan, dont déferleraient les vagues sur des plages aux sables d’émeraude. Dix années d’espoir le cœur des forêts serait marqué d’un bleu profond. Dix années d’amour, au château du roi, le teint des gentes dames s’ornerait de pâle orangé.

Dix années de haine le sang des blessés coulerait vermillon.

Pourtant l’enchanteur savait que cette décennie marquait une rupture : l’enfant qui allait naître n’était pas n’importe quel enfant ; mais pour assister à son destin il faudrait encore attendre de longues années.

L’enchanteur contempla une dernière fois son reflet au sein du miroir puis se changea en aigle et vola au-dessus des nuages, en direction de la forêt.